Des goûts et des couleurs…

Patrice Loubier
Catalogue de la saison 2001-2002

En février 2002, les usagers du métro de Montréal se virent proposer une série d’exercices inusités : des affiches placardées dans les wagons de la ligne verte les invitaient à choisir, parmi divers ensembles de figures, quelle forme était la “ plus forte ”, quelle ligne était la “ plus parfaite ”, ou encore quel gâteau leur semblait le plus “ chargé de sens poétique ”. Occupant plus de deux cents placards promotionnels, cette série d’affiches avait toutes les apparences d’une audacieuse campagne de pub qui aurait pris l’allure de tests psychologiques un peu loufoques, allant jusqu’à taire la marque annoncée pour mieux mousser une image de créativité. Rien n’expliquait le sens de l’exercice ou ne laissait deviner de quel produit il pouvait bien s’agir; seul et unique indice, une adresse Internet en petits caractères inscrite au bas de l’affiche conduisait à un site révélant le pot aux roses : il ne s’agissait pas d’une publicité, mais d’un projet d’artiste qu’on pouvait prendre, en effet, pour une pub-n’ayant-pas-l’air-d’une-pub. Pour le reste, la page du site présentant le projet ne fournissait aucune “ bonne réponse ” : le curieux était en définitive renvoyé à la responsabilité de son choix propre; une adresse électronique lui permettait du moins d’adresser un courriel à l’auteur de l’initiative, Gwenaël Bélanger.

Accompagnant cette intervention ex situ, une installation était présentée dans la petite salle de Skol, Cibles de choix, où le visiteur pouvait marquer ses préférences en utilisant des dards pour viser l’une ou l’autre des 1200 petites silhouettes tirées de banques d’images qui tapissaient les murs de la salle. Installation et intervention médiatique, on le voit, portent toutes deux sur la notion de choix, qu’elles mettent en lumière selon deux modalités distinctes. Sous le mode de la réclame, Questions de goût s’adresse aux passagers du métro considérés isolément, chacun pouvant exercer en son for intérieur un choix individuel qui ne regarde que lui. Cibles de choix, lui, est présenté dans un lieu d’exposition, et prend la forme d’un jeu d’adresse; l’expression de la préférence, ici, se concrétise dans un geste visible par autrui parce qu’incorporé à l’installation — un dard lancé et fiché dans une image — ; ce protocole de participation révèle le caractère publiquement engageant du choix, quand celui-ci n’implique pas seulement la pure idiosyncrasie du goût, mais aussi la conscience de l’afficher. De ces deux contributions, c’est l’intervention ex situ qui me paraît être la plus percutante et la plus prometteuse du travail de Bélanger, et c’est sur elle que je vais me concentrer ici.

La présence d’œuvres utilisant des stratégies mimétiques dans l’espace public n’est certes plus nouvelle, et les transports en commun constituent à cet égard d’intéressants véhicules de diffusion. Encore faut-il marquer que ce n’est pas parce que ce type d’intervention est en passe de devenir un genre établi que son potentiel de signifiance et sa portée critique seraient, du coup, épuisés ; au contraire, la multiplication des expériences favorise sans doute l’éclosion d’un horizon de réception véritable, grâce auquel les observateurs sont rendus plus aptes à les reconnaître et à les apprécier. Si l’on considère que la capacité de l’œuvre à se greffer au site investi pour mieux en troubler la situation de communication constitue un critère pertinent d’évaluation de ces pratiques, on dira que les Questions de goût de Bélanger réussissent amplement leur pari.

Les affiches, on l’a vu, se fondent à l’espace public en mimant le langage publicitaire. Non seulement en occupent-elles la place, mais elles en ont l’efficacité visuelle : sobre graphisme des images noires sur fond blanc, le plus souvent des figures ou des silhouettes schématiques (elles ont été choisies par l’artiste dans des banques d’icônes, à l’exception d’une affiche montrant un ensemble de taches, et sont donc par avance des produits visuels anonymes et génériques), instruction consistant en une phrase unique et brève. Cette économie de moyens leur permet d’être captées par les usagers au sein — et en dépit — de leur attention distraite et fragmentée. Mais tout en s’intégrant à l’environnement des wagons de métro, cette série d’affiches n’en provoquent pas moins de subtils déplacements, et deviennent plus sibyllines à mesure qu’on les observe.

Ainsi la formulation de la phrase type (“ Choisissez… ”) s’écarte de façon significative d’un slogan modèle. À la différence d’une question comme “ Quelle est la forme la plus forte ? ”, par exemple, qui suggère un problème à résoudre et pour lequel devrait exister une “ bonne réponse ”, l’impératif “ Choisissez ”, présenté hors contexte, ne demande rien d’autre au passager que de déterminer sa préférence, laquelle est d’ordre parfaitement subjectif. Cette injonction est donc purement gratuite, d’une part, parce qu’il ne saurait exister de réponse objective et universellement valable à une question portant sur le goût de chacun, d’autre part parce que le fait d’y obtempérer et de se prêter au jeu ne suppose ni “ récompense ”, ni avantage — à l’inverse de la publicité sensée gratifier le consommateur potentiel d’une information précieuse. Les affiches peuvent bien évoquer divers jeux d’observation qu’on retrouverait dans les tests psychologiques populaires, mais dans Questions de goût, nulle autorité n’évaluera les réponses sur la base de quelque critère objectif ; rien ne viendra valider ou justifier mon choix – sauf moi-même. Alors que la publicité n’attise l’imaginaire individuel que pour lui souffler à l’oreille une réponse toute prête (l’intérêt d’un produit ou d’un mode de vie) les affiches de Bélanger laissent à l’individu toute latitude et toute responsabilité d’interpréter comme il lui convient le sens de l’exercice; elles lui demandent au fond d’assumer sa libre autonomie de sujet apte à poser un jugement de goût.

Par ailleurs, les choix proposés par ces affiches, malgré l’apparente limpidité des instructions, ne tardent pas à susciter une certaine perplexité. Certaines paraissent quelque peu fantaisistes ou incongrues, parce que dénuées de toute justification pratique évidente; l’une d’elles nous propose de décider quelle “ structure ” semble “ la plus esthétique ” parmi des figures schématiques de satellites et sondes spatiales : objets associés au premier chef à l’univers technologique de la conquête spatiale, mais qu’on doit ici considérer sous l’angle de l’agrément visuel que peut procurer leur représentation. Une autre montre les lettres de l’alphabet et invite à choisir celle qu’on préfère – mais on ignore en vertu de quel critère précis devrait s’exercer cette préférence (sonorité du phonème? Intérêt visuel du symbole typographique? Association d’idées agréable?). Une autre encore présente diverses taches parmi lesquelles il nous faut identifier la “ plus belle ”; deux contextes de référence antithétiques sont ici télescopés (l’attention esthétique qui valorise la tache comme signe, et la quotidienneté ménagère qui la déprécie comme accident ou défaut qui salit, qui “ tache ”).

On peut voir dans une des affiches une espèce de leçon pratique sur les caprices de la perception ; un ensemble de formes apparemment abstraites (d’ailleurs désignées comme des “ masses de noir ”), où je croyais reconnaître des caméras en raison de formes semi-circulaires évoquant des compartiments à bobines, se sont révélées être les silhouettes de divers camions et grues placées à l’envers. Et l’ambiguïté visuelle de ces images est en quelque sorte accrue par la formulation de l’instruction : que peut vouloir dire au juste une masse de noir dotée de sensibilité? Même une indication aussi simple que “ Choisissez la ligne la plus parfaite ” se complique aussitôt qu’on s’y arrête : comment juger de la perfection de lignes dont aucune n’est droite ? “ Choisissez la forme la plus forte ” pourra sembler une instruction tout à fait claire pour quiconque connaît un tant soit peu la notion de gestalt, mais les observateurs qui ne disposent pas de cette clé auront à inventer pour eux-mêmes le sens de cette métaphore.

Or commencer ne serait-ce que de s’interroger sur le sens exact des mots de la phrase, sur la nature de ce qui nous est proposé, réagir à telle image en y trouvant de l’intérêt ou non, c’est déjà être entré dans le jeu que l’artiste propose, c’est déjà obtempérer à l’impératif du verbe “ choisissez ” — et c’est d’ailleurs la subtilité de cette intervention qu’elle enclenche son effet perlocutoire latent sitôt, presque, qu’on pose les yeux sur elle et qu’on se questionne à son propos.

On le voit, la dimension mimétique de l’intégration au contexte est ici indissociable d’une mise en activité du spectateur — ou, plutôt, de l’observateur incident, car il faut réserver le terme de “ spectateur ” au regardeur averti qui aura pris le métro expressément pour voir le travail de Bélanger. Ce spectateur s’intéressera sans doute davantage aux effets de sens générés par la présence espiègle de ces affiches, comme à la légère turbulence que créera sa présence à lui, passager dont l’unique but n’est pas de se rendre quelque part, mais de passer de wagon en wagon et de se faufiler à travers la foule des passagers pour découvrir et apprécier les différentes affiches…

Il n’est pas inutile de relater ici l’espèce d’“ eurêka ” dont cette formule de création procède. Consultant le dictionnaire pour répertorier divers objets qu’il classait ensuite selon des critères déterminés en vue de réaliser ses œuvres, l’artiste raconte qu’il s’est un jour aperçu que cette démarche préalable était plus intéressante que les œuvres elles-mêmes auxquelles devait aboutir ce procédé. Passant à une orientation plus conceptuelle, il a résolu d’amener le spectateur en coulisses pour partager avec lui cette étape de sélection préalable à l’œuvre faite. Tout se passe donc un peu comme si l’artiste, au lieu d’arrêter une forme finale, présentait au spectateur un jeu d’options restées ouvertes. L’œuvre en puissance paraît alors plus riche et plus ouverte que l’œuvre achevée, parce que grosse de tous les possibles que l’œuvre réelle doit exclure, elle, pour venir à l’existence. C’est en définitive à ce fécond potentiel d’avant l’œuvre, où s’animent la curiosité, l’imagination et la fabulation créatrice, que Gwenaël Bélanger convie les regardeurs.

> Critique indépendant, Patrice Loubier a écrit dans de nombreuses publications. Entre autres activités, il a conçu, avec Anne-Marie Ninacs et un comité organisateur, Les Commensaux, programmation 2000-2001 de Skol. Il poursuit des études de doctorat en histoire de l'art à l'Université de Montréal.