Marie-Ève Charron
Paru dans la revue CV ciel variable, no 64, Montréal, juin 2004, p.13-14
Dans un ouvrage de 1913 qui portait sur le photodynamisme, Anton Giulio Bragaglia, artiste futuriste italien, affirmait pouvoir contribuer aux études sur le mouvement qui florissaient à cette époque. En fait, il prétendait réussir là où Étienne-Jules Marey avait échoué avec la chronophotographie, une technique selon l’artiste futuriste qui ne faisait que morceler le mouvement en figures au lieu de restituer sa trajectoire. Le système de Marey, écrivait Bragaglia, « […] saisit et arrête le geste dans les mouvements principaux, qui lui sont les plus utiles, en décrivant une théorie de figures que l’on pourrait également tirer de photographies instantanées […] » . Chez Bragaglia, la transcription du mouvement devait au contraire provoquer une dissolution de la figure pour que l’effet de vitesse domine dans l’image. Favorable ainsi à une ruine de la transparence photographique, de sa capacité à rendre compte du visible avec clarté objective, le photodynamisme futuriste cherchait à subjuguer le récepteur par les traces vertigineuses du « bougé ».
Le travail récent de Gwenaël Bélanger ne poursuit en rien la propagande des avant-gardes futuristes pour la nouveauté, mais il est néanmoins à inscrire dans la foulée de ces expérimentations sur l’image et le mouvement. Dans les séries des Chutes que l’artiste a réalisées en 2003, certains enjeux de cet épisode historique sont en effet actualisés. Le défi n’est plus de simuler avec exactitude le mouvement ni d’en proposer une modélisation. Les outils actuels pour retranscrire visuellement le mouvement sont aujourd’hui faciles d’accès et n’étonnent guère plus. En raison peut-être de cette banalité acquise avec le temps, Bélanger interroge la capture photographique du mouvement pour lui redonner son pouvoir de fascination.
À la différence des futuristes, l’artiste le fait en réduisant au maximum les traces du bougé pour exploiter plutôt le mode de la séquence. Il est possible néanmoins de repérer dans les mots de Bragaglia, lorsqu’il fait l’apologie de la photodynamique, des propriétés apparentées au travail de Bélanger :
Vulgairement, nous pourrions comparer la chronophotographie à une montre dont les aiguilles n’indiquent que les quarts d’heure; la cinématographie à une [montre] qui indique également les minutes et la Photodynamique à une troisième qui nous indique non seulement les secondes mais les instants intermomentaux existant entre les secondes, dans les passages; la Photodynamique étant presque un calcul infinitésimal du mouvement.
Même en détachant les figures, même, pour reprendre l’analogie de Bragaglia, en n’indiquant que les quarts d’heure, les Chutes de Gwenaël Bélanger explorent finement les tensions provoquées par ces « passages », ces « instants intermomentaux » du mouvement. Pour le dire autrement, les séries s’attardent sur les excès de la représentation, sur ce qui ne peut pas être contenu dans l’image photographique, sur ce qui, en somme, se situe dans ses marges, lorsqu’elle tend, par exemple, vers d’autres disciplines comme le cinéma et la musique. Au lieu cependant d’évoquer ces « passages » par le flou dans la tessiture même de l’image, Bélanger met littéralement en scène la désintégration de la figure à travers le motif de la chute. De plus, il rend impossible l’autonomie des unités de la séquence, ce qui accentue davantage l’effet de durée.
Les fragments de l’instantané
Les six séries des Chutes reposent sur une même démarche : l’artiste a laissé choir des objets divers du quotidien pour en faire des saisies photographiques. Dans Chutes (objets), la séquence montre une seule trajectoire composée toutefois à partir de la chute libre de différents éléments. La continuité du tracé apparaît au récepteur grâce à la constance du lieu où s’est déroulé le déploiement des objets dans l’espace. Sous l’égide d’un seul mouvement, la disparité de la force gravitationnelle des objets est aplanie.
Les « instants intermomentaux » du mouvement sont néanmoins retenus à la surface et évoqués grâce aux artifices du montage propres au mode de la séquence. N’est-il pas vrai, comme le soulignait Régis Durand, que « la séquence suscite du temps purement virtuel entre ses différentes phases »? Par conséquent, les interstices des cases de la séquence sollicitent le récepteur qui doit combler les vides et faire ainsi l’expérience subjective de la durée en scellant la discontinuité qui sépare les éléments.
Il y a tout lieu d’insister sur un des paradoxes que met en œuvre la série : le montage, dans l’après-coup, a redonné aux chutes initiales la spontanéité de leur tracé, mais tout en contenant la fulgurance de leur mouvement. Cette tension entre l’abandon des objets en chute libre et le contrôle du montage confère un aspect ludique au travail qui se répercute jusque dans l’omission d’un moment stratégique de la trajectoire : l’impact au sol des objets. La dernière case de la séquence donne à voir un vase qui s’approche dangereusement du sol, mais la clôture de la séquence, sa « fin », elle, est réduite à une virtualité dans le hors champ.
Au contraire, la série Chutes (amas) fait voir le fatras issu de l’accumulation de la chute de plusieurs objets : lustre, vase, gâteau sous cloche de verre s’amoncèlent dans un chaos apparent. Or, la fin définitive de ces chutes additionnées n’apparaît pas plus nettement que dans la séquence précédente. En effet, la progression de l’amas au sol a été réorganisée; l’ordre séquentiel choisi par l’artiste vient miner la durée linéaire des chutes en changeant l’ordre d’insertion des objets dans le champ. Le montage préside encore ici pour faire voir la part construire du travail photographique et non sa simple capacité à enregistrer objectivement le mouvement.
Malgré tout ces débris jonchant le sol, la violence de l’impact du verre, par exemple, à la fin de sa chute est étrangement atténuée au profit d’une mollesse gracieuse. Le même effet aérien et indolent se dégage étonnement de la séquence Chutes (éclats) où un camaïeu de gris clair laisse néanmoins deviner les arêtes coupantes de bris de verre ou de porcelaine. Le dépouillement de cette série et la ressemblance des objets fracassés troublent davantage la lecture de la progression chronologique des chutes. La blancheur des images tout comme la matérialité des objets concernés par cette série montrent avec plus d’acuité le processus de décomposition à l’œuvre dans les Chutes; tous les objets qui font offices de figure dans l’image sont chaque fois pulvérisés, ils n’apparaissent jamais dans leur intégralité.
Les Chutes refusent de tout montrer, mais aussi de faire entendre l’effet cinglant du contact des objets cassants sur la surface ferme. Cet impact, on le présume particulièrement important dans le cas de la séquence au grand miroir nommée Chutes (miroir). Le motif du miroir n’engage pas ici un propos spéculaire sur le dispositif photographique, car il agit plutôt comme un écran sur lequel apparaît le reflet de la pièce. Dans sa chute, le miroir fait défiler différentes vues du lieu et additionne ainsi un autre mouvement à celui déjà rythmé par la séquence. On sait du reste que cette mise en abîme du lieu sera réduite à néant lorsque le miroir heurtera le plancher. Or, cet instant ultime n’est pas montré.
On pourrait voir dans ces chutes une traduction de l’idée de la dépense chère à Georges Bataille . En effet, cet exercice a nécessité le sacrifice de plusieurs objets, les soumettant à une pure perte. Le gaspillage apparaît d’autant plus grand dans le cas du grand miroir qui aura servi qu’une seule fois, qui aura été hissé sur un échafaud, puis délibérément lâché dans une chute à la rapidité indéniable. Ainsi, tout le plaisir tiré de ce jeu, toute la satisfaction à voir cette destruction, est malicieusement magnifié en empêchant sa représentation explicite. Dans une courte œuvre vidéo , Bélanger a par ailleurs réuni grâce à un montage serré tous les impacts visuels des chutes ainsi que leurs sons respectifs. Fracas des matériaux, rires et exclamations compriment l’exultation éprouvée lors des séances de chutes libres.
Mais on aurait tort de réduire le travail de Bélanger à l’idée de destruction et du morcellement de la figure, car en effet ce qui préside après tout dans ces séries, ce sont le montage et les opérations qui l’accompagnent, à savoir la sélection et la juxtaposition des plans. Le confirme d’ailleurs une série de 2004 intitulée Polyèdres où un icosaèdre, un cube et un dodécaèdre, notamment, sont recomposés sur une surface plane à partir de matériel photographique. Chacune des arêtes des polyèdres d’abord dessinées sur un patron ont été ensuite relocalisées dans des images issues du quotidien de l’artiste. Un processus similaire est également à l’œuvre dans La trouée, composition photographique murale clonant l’espace de la galerie Graff, à Montréal, où l’œuvre était montrée. Un atelier de bois et son fatras ont d’abord servi de répertoire de droites en tout genre dans lequel l’artiste a puisé avec son appareil photo afin de reconstruire sur une surface plane le volume de la pièce. Malgré la disparité des « matériaux » de base, la configuration de Graff apparaît aux yeux du récepteur grâce à la fine compréhension qu’a l’artiste des lois perspectivistes. Seule une large surface dépourvue d’arêtes a échappé à la mise au carreau, d’où cette trouée magnifique qui a donné son titre à l’œuvre. Tout comme la linéarité de la durée étaient minées dans les Chutes, les volumes représentés dans ces œuvres récentes oscillent entre l’effet unifiant de la gestalt et la discontinuité des motifs qui les constituent. Dans un cas comme dans l’autre, il y a reconfiguration du banal.